Marie-Pier Dufour, D.Ps, CRHA

Depuis que les femmes ont intégré massivement le marché de l’emploi, que la mondialisation des marchés s’accroit alors que la disponibilité de la main-d’œuvre se raréfie, le concept d’équilibre travail – vie personnelle gagne en intérêt, puisqu’il semble de plus en plus difficile à atteindre. L’avènement de la crise mondiale de la COVID semble avoir exacerbé cette recherche d’équilibre, devenue une priorité incontournable pour plusieurs. Mais atteindre cet état d’équilibre, est-ce réellement possible? En quoi est-ce si difficile?

L’équilibre entre le travail et la vie personnelle – ce concept sur toutes les lèvres

Le concept de conciliation entre les sphères de vie professionnelles et personnelles est relativement nouveau dans le vocabulaire courant. Effectivement, si nous reculons de 50 ans, les préoccupations à cet effet n’étaient pas encore très présentes dans les esprits. Au fil des années, plusieurs variables socio-économiques ont émergé et ont complexifié la conciliation entre les différentes sphères de vie des travailleurs. En 2003, Charles-Henri Amherdt, psychologue et professeur à l’Université de Sherbrooke, rapportait que 60% des travailleurs et des travailleuses québécoises évoquaient une difficulté à concilier les exigences de leur travail avec celles de leur famille (Conciliation vie personnelle-travail | Mouvement Santé mentale Québec (mouvementsmq.ca)). Sans aucun doute, ce pourcentage ne fait que grandir depuis.

Parmi les conditions qui ont accentué cet état de déséquilibre entre les différentes sphères de vie des travailleurs, il y a d’abord la mondialisation des marchés. Ce contexte a accentué la concurrence sur le plan international et a forcé les entreprises à demeurer performantes tout en se développant continuellement. Les heures d’ouverture des commerces se sont étendues, la charge de travail s’est alourdie et la pression de la performance grandit toujours de plus en plus. À ce contexte, ajoutons le portrait démographique actuel dans lequel la main-d’œuvre se fait rare. En résumé, la demande est plus grande et les ressources sont plus petites. Voilà la combinaison idéale pour se surmener au travail sans jamais en voir le bout.

À titre de référence commune, nous dirons que le conflit entre le travail et la vie personnelle survient lorsque les exigences professionnelles et familiales sont incompatibles et qu’il devient par conséquent difficile d’assumer un rôle sans nuire à un autre rôle (Edwards et Rothbard, 2000).

Les coûts du déséquilibre

Lorsque le travail envahit la vie personnelle d’une personne, ce n’est pas que sa vie familiale qui est atteinte. C’est l’ensemble des sphères de sa vie qui jouent pourtant toutes un rôle de premier plan dans l’atteinte d’une vie pleinement satisfaisante et porteuse de santé. La vie sociale peut être affectée, comme les activités sportives, les loisirs, les études, le temps et la qualité du sommeil, les projets personnels, la vie de couple, les périodes de repos, etc. L’équilibre entre chacune de ces sphères de vie est requis pour atteindre un état de bien-être physique et psychologique.

Dans le cas contraire, les personnes qui estiment que leurs sphères professionnelles empiètent sur les autres sphères de leur vie, soit parce que le temps qui y est consacré est trop grand (ex. : travailler 50 heures par semaine), que les limites sont perméables avec leur vie personnelle (ex. : devoir être disponible en tout temps) ou encore parce que l’énergie déployée au travail est trop élevée pour se permettre d’en dépenser dans d’autres sphères de vie (ex. : pression et rythme soutenu en continu au travail) sont treize fois plus susceptibles de songer à quitter leur employeur. Elles sont également douze fois plus à risque de souffrir d’épuisement professionnel. Elles sont quatre fois plus à risque de s’absenter du travail et trois fois plus à risque de souffrir de dépression.

Ainsi, un employé qui vit un déséquilibre entre sa vie personnelle et professionnelle risque de devenir un employé moins heureux au travail, moins motivé, moins créatif et moins productif. S’il demeure en poste, il songera à quitter et probablement qu’il ne contribuera pas favorablement au rayonnement de l’image de l’organisation. Ce ne sera pas lui qui dira à ses amis de se joindre à l’équipe, il serait plus plausible qu’il les en dissuade. C’est donc autant la santé personnelle de l’employé qui est menacée que la santé organisationnelle de l’employeur; personne n’y gagne.

À un niveau encore plus élevé, la surcharge de rôles coûte cher au Canada. Les coûts directs de l’absentéisme attribuable à une surcharge de rôles sont estimés à environ trois milliards de dollars par année. Les coûts directs et indirects pour leur part varient entre quatre milliards et demi et six milliards de dollars par année. Évidemment, ces employés surchargés consultent des professionnels de la santé et il en coûterait environ 1,8 milliard de dollars par année, sans compter les coûts liés aux hospitalisations qui eux s’élèvent à quatre milliards de dollars par année.

Les pouvoirs de l’organisation

Évidemment, l’organisation détient une partie importante des pouvoirs, sans être exclusive, sur l’amélioration de la situation. C’est l’organisation qui détient le pouvoir de veiller au maintien d’une culture saine où la santé et le bien-être sont priorisés. Elle a le pouvoir de mettre sur pied des programmes, des pratiques et des politiques qui contribuent à l’équilibre de ses employés. Elle a aussi le pouvoir de réduire au minimum les risques auxquels s’exposent les employés en regard de la santé et de leur sécurité physique et psychologique. Bref, elle détient clairement un pouvoir non négligeable qui doit être utilisé à bon escient.

Parmi les mesures les plus fréquemment déployées en entreprises au Québec, pour favoriser l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle (ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale et ministère de la Famille, 2017), il y a les suivantes :

• Implantation d’horaire flexible

• Choix des vacances flexible

• Possibilité d’accumuler une banque de temps

• Diminution des heures de travail

• Ajouts de congés pour responsabilités familiales

• Télétravail

Mais attention, ces mesures ne seront que de la poudre aux yeux si elles ne sont pas supportées par un exercice de fond visant à transformer la culture de l’organisation, la rendant réellement favorable à l’implantation de mesure d’équilibre. Un portrait diagnostic de la situation de départ de l’organisation permettrait de faire d’importantes prises de conscience nécessaires à la mobilisation des instances décisionnelles. Ce n’est qu’ensuite qu’une stratégie structurée de changement pourra être élaborée, idéalement de façon concertée avec les différentes parties prenantes. En utilisant les meilleures pratiques de gestion de changement, tout en faisant preuve d’exemplarité et de constance, la culture organisationnelle deviendra de plus en plus propice à l’équilibre de son personnel.

Les pouvoirs de l’employé

L’employé détient évidemment lui aussi une partie importante des pouvoirs menant à son propre équilibre. D’abord, il doit se connaître et accepter qu’il a des besoins et des capacités qui varient au fil du temps et qui lui sont propres. Il doit être à l’écoute des signaux que lui transmet son corps pour l’alerter lorsqu’il perd l’équilibre. Que ce soit par des manifestations de baisse d’énergie, d’irritabilité, de maux de tête, de troubles du sommeil, ces signaux peuvent indiquer que l’équilibre est menacé et le stress trop élevé.

Une fois les signaux repérés, l’employé doit se rendre à l’évidence que son équilibre est en péril et s’engager à poser des actions pour rétablir son bien-être. Trop souvent, ces signaux transmis par le corps sont ignorés ou minimisés. Lorsque la fatigue prend le dessus par exemple, l’employé se juge souvent durement et tend à repousser ses limites, plutôt que d’accueillir la fatigue, dans l’espoir de contrebalancer sa baisse de productivité par exemple. Ces gestes d’évitement sont forts nuisibles. Ils ne font qu’augmenter l’état de déséquilibre et accentuer l’épuisement.

De nombreux moyens peuvent être adoptés par l’employé pour diminuer son stress et retrouver l’équilibre. Il n’y a pas de recette toute faite qui serve à chacun de la même manière. Tout dépend des besoins, des valeurs, des capacités et de l’histoire de chacun.

Si vous vous êtes déjà trouvé dans cette situation où les signes de déséquilibre se pointent, vous avez peut-être rencontré l’un ou l’autre des obstacles suivants :

• Déni de la situation, pour préserver l’égo

• Peur de nommer ses limites et d’être jugé

• Sentiment d’avoir échoué, au moment de prendre de soin de soi

• Sentiment d’abandonner ses collègues, en refusant certains mandats

• Impression de ne pas être à la hauteur

Trouver l’équilibre… pas si facile!

Théoriquement, il est bien simple de mener une vie équilibrée, mais d’un point de vue pratique cela demande beaucoup d’outils. L’employé doit être constamment attentif à son état, il doit être en mesure de repérer ses signaux de bien-être et de déséquilibre, il doit savoir s’ajuster pour retrouver l’équilibre, il doit arriver à s’affirmer positivement sans culpabilité, il doit s’aimer suffisamment pour se placer en priorité en tout temps. Tout ceci est loin d’être facile et naturel pour le commun des mortels. Mais la bonne nouvelle, c’est que cela s’apprend! C’est toujours une bonne idée d’aller chercher de l’aide pour favoriser un changement durable et éviter de continuellement revivre des épisodes de déséquilibre, épuisement, dépression, culpabilité, etc.

Le programme d’aide aux employés, si votre organisation en propose un, est intéressant pour débuter un exercice de prise de conscience. Les services d’un professionnel de la santé pourront eux aussi supporter la démarche à réaliser, que ce soit avec un psychologue, un psychoéducateur, un travailleur social, un ergothérapeute ou autre. Certains ouvrages sont également fort éclairants pour entamer un travail sur soi visant à mieux se comprendre et mieux s’écouter. En voici trois que nous conseillons régulièrement :

• « Calme au cœur du chaos », par Isabelle Soucy (2021), des Éditions de l’Homme, 328 pages.

• « Pensouillard le hamster : petit traité de décroissance », par Serge Marquis (2011), des Éditions Transcontinental, 184 pages.

• « Par amour du stress », par Sonia Lupien (2010), des Éditions au Carré, 274 pages.

Bon succès dans votre recherche de l’équilibre et au plaisir de vous accompagner dans votre développement!

Références :

Edwards, J. R., & Rothbard, N. P. (2000). Mechanisms linking work and family: Clarifying the relationship between work and family constructs. The Academy of Management Review, 25(1), 178–199.

Santé Canada (2008). Réduire le conflit entre le travail et la vie personnelle : Quoi faire? Quoi éviter? (en ligne : Réduire le conflit entre le travail et la vie personnelle : Quoi faire? Quoi éviter? – Canada.ca)

Dubé, Isabelle (09-2021). La conciliation travail famille l’emporte sur le salaire, La Presse, en ligne : https://www.lapresse.ca/affaires/2021-09-15/sondage/la-conciliation-travail-famille-l-emporte-sur-le-salaire.php