Marie-Pier Dufour, D.Ps, CRHA

11 juillet 2022

Cohen et Felson (1979) sont à l’origine la théorie des opportunités. Le but de cette théorie est de mettre en relation les éléments, au nombre de trois selon les auteurs, à l’origine de la commission d’un crime. Ainsi, la théorie prévoit que pour qu’un crime soit commis, les trois éléments suivants doivent se rencontrer : motivation, victime et opportunité. Cette théorie largement citée encore aujourd’hui pour expliquer la commission d’actes criminels a été adaptée à différents contextes, dont la violence conjugale, les fraudes, les crimes et bien d’autres. Dans le présent écrit, la théorie sera adaptée à un contexte de harcèlement psychologique en milieu de travail, dans le but de permettre aux organisations et gestionnaires d’effectuer une meilleure prévention.

Que dit la théorie?

La théorie des opportunités suggère qu’un crime n’est pas que le résultat de l’existence unique d’un délinquant motivé. C’est le résultat de trois grands facteurs qui font varier les taux de criminalité :

  1. Une cible attrayante,
  2. Une opportunité et
  3. une personne motivée à saisir ces opportunités.

Ainsi, l’acte criminel se produit lorsqu’il y a une convergence dans le temps et dans l’espace d’un délinquant motivé, d’une cible de choix, et d’une opportunité de passer à l’action. Cohen et Felson soulignent que même sans une augmentation du nombre de délinquants motivés, une diminution des gardiens ou une augmentation des opportunités criminelles pourraient à elles seules expliquer une augmentation de la criminalité. En effet, les mêmes délinquants trouveraient simplement davantage de bonnes occasions de poser leurs actes.

Ayant fait ses preuves dans le monde de la criminologie, la théorie des opportunités a tout ce qu’il faut pour s’appliquer également au sujet du harcèlement psychologique en milieu de travail.

Harcèlement psychologique en milieu de travail

La notion de harcèlement psychologique est définie par la Loi sur les normes du travail. Cette définition, sous la juridiction provinciale du Québec, prévoit que cinq conditions doivent être réunies pour conclure à la présence de harcèlement psychologique :

  1. Une conduite vexatoire (c’est-à-dire abusive, humiliante ou blessante).
  2. Des paroles, des gestes ou des comportements répétés.
  3. Le caractère hostile ou non désiré des actions.
  4. L’atteinte à la dignité (c’est-à-dire au respect, à l’amour-propre) ou à l’intégrité (c’est-à-dire à l’équilibre physique, psychologique ou émotif).
  5. Un milieu de travail rendu néfaste pour la personne victime.

Il peut arriver qu’une seule conduite grave soit aussi considérée comme du harcèlement psychologique si cette conduite porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité de la personne et qu’elle a un impact nocif durable.

Dans le cadre de comportements de harcèlement psychologique, les trois facteurs de la théorie des opportunités de Felson et Cohen peuvent se traduire comme suit :

  1. la cible attrayante correspondra à la victime du harcèlement;
  2. la présence d’opportunité correspondra notamment aux gestionnaires, aux règlements et à la culture de l’organisation qui permettent, indirectement, au harcèlement de se produire;
  3. une personne motivée à saisir ces opportunités correspondra au harceleur et à ses motivations.

Agir sur les cibles

Le premier facteur dans la théorie des opportunités concerne la cible. Dans le contexte présent, il s’agit donc de la personne victime du harcèlement. Bien que personne ne soit à l’abri du harcèlement, certaines caractéristiques communes semblent se dégager chez les victimes, selon des études.

D’abord, des profils opposés de traits de personnalités à risque sont identifiés. D’une part, il y a des personnes fragiles, soumises, anxieuses, défensives, avec une faible estime d’elles-mêmes (profil « faible »). D’autre part, il y a des personnes opposantes, motivées, impliquées, résistantes à l’autorité et éventuellement agressives (profil « dur »). Ces deux profils de personnalité, bien qu’opposés, auraient tous les deux plus de risque de subir des agressions que les autres profils de personnalités.

Concernant l’attitude au travail adoptée par les victimes, il appert qu’elle se distingue parfois d’une haute conscience professionnelle, d’une grande ambition, d’un souci de la rigueur et de la qualité du travail. Ces attitudes perfectionnistes et exemplaires peuvent déranger le harceleur en élevant les standards d’accomplissement et en suscitant de l’envie chez lui.

Comparativement à son groupe d’appartenance, la victime peut tendre à sortir du lot en raison de certaines distinctions uniques qu’elle possède et la différencie des autres membres de son équipe. La nature de cette distinction peut être variée : ça peut être lié à l’un des 14 motifs de discrimination selon la Charte des droits et libertés de la personne, à un statut hiérarchique différent, à une scolarité qui se distingue ou une expérience particulière, à un état de vulnérabilité personnel, etc. La différence peut aussi concerner son comportement, qui peut sembler déplacé par rapport à la norme du groupe. Ces distinctions attirent l’attention du harceleur sur la victime.

Le gestionnaire qui souhaite agir sur les cibles dans la prévention du harcèlement doit d’abord s’assurer de bien connaître son personnel. Il saura ainsi repérer ses employés qui semblent être de potentielles victimes de harcèlement. Il pourra être attentif aux changements de comportements chez eux, qui pourraient indiquer la présence de difficultés relationnelles par exemple, et ainsi agir rapidement pour valider et corriger la situation. Il pourra aussi aider la potentielle victime à développer sa conscience de soi, ses habiletés interpersonnelles, sa capacité à s’affirmer et ainsi arriver à mieux se protéger des agressions psychologiques. Pour ce, il peut l’aider dans ses communications en groupe, il peut s’assurer de valider ses idées et de favoriser son intégration par quelques initiatives.

Agir sur les opportunités

Le second facteur dans la théorie des opportunités fait référence au contexte qui offre des opportunités au coupable. Dans le cadre du travail, que pourraient représenter des opportunités significatives pour un harceleur? Le harcèlement étant composé de conduites répétées, les opportunités doivent elles aussi se répéter. Plusieurs conditions peuvent donner la perception au harceleur qu’il a l’espace et la liberté de passer à l’action sans se faire prendre ou sans être punit. Par exemple :

  1. La tolérance de l’inacceptable. Il s’agit de ce contexte où, bien que les salariés sachent que la violence et le harcèlement au travail sont proscrits en théorie, par le biais de leurs politiques par exemple, une culture de tolérance est présente au quotidien. Ainsi, les témoins gardent le silence, les gestionnaires ferment les yeux ou banalisent les événements. Bref, les harceleurs ont tout l’espace pour agir sans conséquence.
  2. L’absence du gestionnaire. La gestion multisite, le télétravail et la charge élevée des gestionnaires expliquent certaines des causes possibles de leur absence auprès de leurs équipes. Peu importe la cause et le contexte, un gestionnaire absent rencontre nécessairement des défis dans l’observation de conduites de harcèlement. Dans la mesure où la victime ne dénonce pas son harceleur, où les témoins ne parlent pas et que le gestionnaire ne peut observer les événements, le harceleur a tout l’espace requis pour répéter ses comportements sans crainte.
  3. Le manque de crédibilité du gestionnaire. Un gestionnaire qui n’est pas crédible aux yeux de son équipe peine à influencer cette dernière. Ses directives peuvent être discutées et son autorité remise en question. Ainsi, un harceleur pourrait ne pas se sentir freiné par la présence de son gestionnaire ni concerné par les attentes qu’il émettra.
  4. Le manque de conséquence dans l’application des attentes. Il ne suffit pas de rédiger et de déployer une politique en matière de prévention du harcèlement pour réellement prévenir ces situations. Les personnes en position d’autorité doivent agir avec cohérence et conséquence, en sanctionnant les écarts notamment, faute de quoi, les harceleurs auront l’opportunité d’agir.
  5. L’exemplarité comportementale négative de l’autorité. Malgré des attentes explicites, une présence du gestionnaire et d’autres conditions qui peuvent sembler réduire les opportunités, ces efforts seront nuls si l’autorité ne montre pas elle-même l’exemple à suivre. Un vieil adage dit que « l’équipage est à l’image du capitaine », puisque ce dernier érige les règles implicites à suivre. Si lui-même pose des gestes d’intimidation, d’incivilités ou de harcèlement, il légitimise son équipe à faire de même.

Ainsi, il faut comprendre que le rôle des autorités est primordial en matière de réduction des opportunités. Les mesures de préventions ne se limitent pas qu’à appliquer son pouvoir d’autorité, mais aussi à mobiliser, faire preuve d’exemplarité, être disponible et accessible, ainsi qu’à communiquer clairement les attentes.

Agir sur les motivations

Le troisième facteur dans la théorie des opportunités fait référence au délinquant motivé à commettre un délit. Ce facteur comporte donc deux éléments importants :

  1. Le délinquant;
  2. La motivation.

D’abord, il faut savoir qu’il n’existe pas de profil type d’agresseur et de harceleur en milieu de travail. Cependant, des déterminants individuels de la violence en milieu de travail existent bel et bien. Des études ont permis d’en repérer certains, qui doivent toutefois être considérés avec prudence, puisqu’ils doivent être appréciés dans leur contexte. Voici trois déterminants individuels qui se dégagent de la littérature.

  1. Personnalité de type A. La personnalité de type A se définit par trois caractéristiques : la compétitivité, le sentiment d’urgence et l’hostilité. Ces trois facettes se manifesteraient principalement dans des situations de stress, d’exigences et de défis. Ce type de personnalité a été mis en relation avec l’agression en milieu de travail. Les personnes de type A agresseraient plus fréquemment des personnes de type B. Le type de personnalité B est le plus commun et est reconnu pour son calme, sa docilité, sa socialité et sa sensibilité interpersonnelle.
  2. Style d’attribution négatif. Une attribution est une inférence qui cherche à déterminer les causes d’un événement. Les personnes ayant un style d’attribution négatif tendent à attribuer leurs échecs à des causes externes à elles (ex. : le contexte) et leurs succès à des causes internes (ex. : compétences). La littérature suggère que ces personnes réagiraient agressivement à la frustration en milieu de travail et qu’elles agresseraient plus souvent que les personnes ayant un style d’attribution positif.
  3. Faible contrôle de soi. Les personnes dotées d’un faible contrôle de soi tendraient à faire preuve d’impulsivité lorsque des émotions intenses sont ressenties. Lors d’émotions violentes, comme la colère, le mépris, la haine, les gestes posés peuvent être tout aussi intenses et spontanés, puisque la personne peine à prendre le recul nécessaire pour contenir et gérer sainement ses émotions. Ainsi, des paroles, des conduites et des comportements hostiles et vexants peuvent être portés par la personne.

Comme il le ferait pour la cible potentielle de harcèlement, le gestionnaire devrait tenter de repérer ses employés qui possèdent des caractéristiques similaires à celles des harceleurs. Ils seront ainsi à même de les accompagner et les aider à se développer, pour qu’ils évitent de tomber dans leur propre piège.

Concernant le deuxième élément de ce facteur, soit la motivation, le harceleur doit avoir une motivation à poser des comportements de harcèlement, une raison qui le pousse à agir de la sorte. Ces motivations peuvent être nombreuses, propres à chaque individu. Toutefois, certains sujets de motivation paraissent plus fréquents et méritent d’être surveillés.

  1. Sentiment d’injustice organisationnelle. Les salariés qui considèrent être victimes d’injustice au travail peuvent ressentir un stress important, une détresse psychologique et de vives émotions négatives telles que la colère. L’injustice n’a pas à être démontrée. L’accent est plutôt mis sur l’expérience personnelle qui porte le salarié à percevoir et ressentir une injustice. L’injustice perçue peut être au niveau des avantages reçus, des informations communiquées, des procédures de prises de décisions, de la qualité des interactions, etc. Un salarié qui se sent injustement traité peut être motivé à poser des gestes qui, à ses yeux, soulagent son injustice. Par exemple, il pourrait discréditer la personne qui a obtenu une promotion, alors qu’il considère être plus compétent que cette dernière. Ou encore, il pourrait ridiculiser le collègue dont les suggestions sont souvent retenues, alors que lui-même ne se sent pas écouté lors des rencontres d’équipe.
  2. Climat de compétition. Une culture où la compétition entre les membres est valorisée, plutôt que la collaboration, bien qu’elle puisse avoir certains avantages, peut également favoriser la naissance de rivalités et d’animosité entre les salariés. Elle peut provoquer le clivage des équipes, la comparaison, une dualité bon-mauvais ou raison-tort et alimenter l’hostilité à l’égard de l’autre.
  3. Envie et jalousie. La comparaison sociale est présente dans toutes les sphères de la vie des humains, la sphère du travail n’y échappe pas. Bien que certaines personnes vivent mieux avec la comparaison ascendante, c’est-à-dire le fait de se comparer à meilleur que soi, d’autres en ressentent de fortes émotions négatives. La colère, la jalousie, l’envie, la déception et la honte sont quelques-unes des émotions qui peuvent être ressenties. Ces émotions peuvent alors motiver des comportements visant à atteindre la cause identifiée par le harceleur : la personne qui possède ce qu’il désirerait lui-même.

Comme gestionnaire, certaines de ces potentielles sources de motivation peuvent être prévenues. D’abord, le gestionnaire devrait veiller à faire preuve d’éthique, d’équité et d’objectivité dans l’exercice de ses fonctions et dans l’usage de ses droits de gestion. Jumelé à une communication fluide et transparente, il pourra réduire considérablement les risques d’apparence d’injustice ou de favoritisme. Tous autres indicateurs de tensions, d’incivilités et de malaises relationnels devraient attirer l’attention du gestionnaire. Ces situations pourraient bien se dégrader en conflit ou en harcèlement. Plus tôt le gestionnaire repère les signaux, plus aisément il pourra prévenir la dégradation.

En conclusion, les leviers que possède le gestionnaire pour diminuer les risques de harcèlement psychologique dans son équipe sont nombreux. Le premier pas à franchir est l’éducation sur les facteurs de risques, en voilà donc un de fait!

Références :

  • Bernier, A. (2016). L’utilisation des TIC à des fins de harcèlement criminel en situation de violence conjugale : la théorie des opportunités et des activités routinières de Cohen et Felson (1978) remaniée, Mémoire pour l’obtention du grade de Maître en criminologie, Université de Montréal.
  • Courcy, C. & Chamberland, L. (2004). Violence au travail : individus, relations et organisations à risque. Interactions 8(1), 23-37.
  • Faulx, D. & Detroz, P. (2009). Harcèlement psychologique au travail : processus relationnels et profils de victimes: Approche processuelle, intégrative et dynamique d’un phénomène complexe. Le travail humain, 72, 155-184. https://doi.org/10.3917/th.722.0155
  • Felson, M. & van Dijk, J. J. M. (1993). La théorie des opportunités et l’erreur de généralisation. Criminologie, 26(2), 29–36.
  • LaHaye, D. (2020). Harceleur et harcelé : un profil type, en ligne : https://www.ledroit.com/2020/03/25/harceleur-et-harcele-un-profil-type-5d02f97782d7870064bbdb3440bafd67 , consulté le 29 juin 2022.